Yannick en Chine Récit d'un ancien étudiant français en master en Chine, grand voyageur aux quatre coins de l'empire du milieu, maintenant ingénieur dans un grand groupe français à Handan dans la province du Hebei. Étudier à Tsinghua, à Pékin, voyager et travailler en Chine, aller à la rencontre de la culture et de la langue chinoise, apprendre le mandarin ou habiter à Handan, vous trouverez de tout ici !
Un de nos amis à Handan a une profession pour le moins singulière : employé chez un promoteur immobilier, il est chargé de négocier les expropriations des villageois pour permettre la construction de nouvelles résidences. Nous avons donc pu découvrir l'envers du décor de ce sujet hautement médiatisé, en particulier à l'étranger.
On entend beaucoup parler dans les médias - en France comme en Chine - d'expropriations forcées, de violences ou intimidations, envers des habitants réticents à quitter leur logement et se battant jusqu'au bout pour obtenir une indemnisation décente. Les images de "maisons-clous" (钉子户, maison-îlot dont tous les alentours ont déjà été démolis) ont fait le tour du web, des citoyens du monde entier s'émouvant du combat désespéré de ces David de la Chine moderne.
Ceci masque en fait une réalité plus contrastée.
Loin de moi l'idée de nier l'existence de violences, indemnisations ridicules et autres abus. Les promoteurs peu scrupuleux soutenus à des gouvernements locaux corrompus existent hélas un peu partout en Chine, et doivent être combattus et dénoncés avec la plus grande sévérité - voir à ce sujet le combat des habitants de Wukan dans le Guangdong. Mais cela ne reflète pas la majorité des situations.
Au contraire, dans la plupart des cas, l'annonce d'un plan d'expropriation à venir est une bonne nouvelle pour les propriétaires des habitations à détruire. C'est en effet le moyen légal le plus efficace et le plus rapide pour ces populations de citadins défavorisés de s'enrichir ou d'élever brutalement son niveau de vie. La raison est que les indemnisations peuvent dans certains cas atteindre des sommes astronomiques, pour les emplacements les mieux situés. Les terres situées à proximité des villes peuvent donc s'attendre à d'importantes flambées des prix dans les années à venir, ce qui contribue souvent à figer le marché dans ces villages, dans l'attente d'éventuelles plus-values énormes si les projets des promoteurs se concrétisent.
De manière concrète, comment cela se passe-t-il ? Je prends ici l'exemple précis du contrat sur lequel travaille notre ami de Handan. La politique actuelle est assez simple : pour un foyer possédant un logement de 75 m², le promoteur s'engage à donner un appartement neuf au même endroit de 130 m², prend en charge les frais de location à l'extérieur les trois ans que dure la construction, paye les frais de déménagement, et ajoute une prime de 50 000 yuans (à comparer aux 600 000 yuans que coûte l'appartement neuf). Autant dire que d'un point de vue purement économique, le deal est plutôt rentable. Pour peu qu'un même habitant ait été propriétaire de plusieurs lopins de terre sur une zone à développer, il est facile de devenir riche.
Un détail important toutefois : les indemnisations ne concernent que les propriétaires. Pour des locataires, même présents depuis des années, il n'y aura rien. Il faudra qu'ils se relogent eux-mêmes ailleurs. Pour les populations louant des "appartements" dans les villages à détruire (souvent de vrais taudis sans chauffage ni toilettes) ce genre de déménagement fréquent est hélas le lot commun.
Alors, pourquoi des propriétaires font-ils de la résistance ? Il peut y avoir plusieurs raisons.
Une raison possible est que les conditions d'indemnisation ne soient pas bonnes, ou n'incluent pas un appartement au même endroit. Cela arrive, et si seule la valeur de l'ancien appartement - même majorée - est remboursée, ce sera loin d'être suffisant pour se payer un appartement neuf sur place. Ce n'est pas le cas dans notre exemple.
Une autre raison est très courante : les habitants, d'un certain point de vue, sont en position de force vis-à-vis du promoteur car tant qu'ils sont là les travaux ne peuvent pas débuter, et le promoteur ne peut pas commencer à vendre les appartements neufs sur plans. Ils tentent donc de négocier une indemnité plus élevée, généralement l'augmentation de la prime de 50 000 yuans. C'est un jeu dangereux : les indemnités sont susceptibles d'augmenter avec le temps, mais ceux signant en premier ont des bonus, et il est possible que le promoteur perde patience. Les moyens de pression pour accélérer les départs sont alors d'accepter de mettre plus d'argent, ou de passer à l'intimidation (verbale, physique, etc).
Notre ami refusant de faire appel aux mafias pour ces actions, il ne peut que négocier des primes plus élevées, ou faire appel à toute sa force de persuasion. Il est aidé dans cette tâche par un envoyé du gouvernement local, qui soutient le projet, mais ne peut qu'apporter la bonne parole. Clairement pas un boulot facile !
Ainsi, une bonne partie des habitants signent vite, mais d'autres demandent toujours plus, jusqu'à 1 ou 2 millions de yuans (soit le prix de 2 ou 3 appartements à Handan en plus de l'appartement neuf offert !). Il y a beaucoup de bluff des deux côtés, et notre ami se retrouve souvent pris entre deux feux : un patron n'acceptant pas d'augmenter les primes, et des habitants demandant toujours plus. Il est fréquent que les indemnisations passent de 50 000 à 100 000 ou 200 000 yuans voire plus, et c'est bien la raison pour laquelle certains continuent à attendre. Mais si le grand patron s'impatiente et fait appel à une bande de costauds pour évacuer le problème, ils risquent de tout perdre...
Bref, il y a depuis une dizaine d'années une véritable fureur autour de l'immobilier en Chine. De véritables fortunes se sont bâties, ou plus fréquemment bon nombre de paysans périurbains sont devenus en quelques années de nouveaux riches pour avoir acheté les bons terrains avant le boom. Mais tout cela crée beaucoup de rancoeurs à l'intérieur même de quartiers à raser, et donne une valeur immense aux informations sur le planning urbain, ouvrant ainsi une grande porte aux "délits d'initiés" immobiliers.
Un secteur difficile, et je souhaite bien du courage à mon ami Handanais dans l'accomplissement de ce travail discutable mais ô combien emblématique de la société chinoise moderne.
Pour finir, voici notre sympathique ami en question, et sa non moins sympathique épouse, en pleine partie de Mah-Jong. Merci à tous les deux !